Le triangle de Boniface
"Stop !!!Everybody stop and quiet!!!"
Le hurlement du" Maestro" fait peser un silence inquiétant dans la salle de répétition. Boniface, assis sur son inconfortable chaise tout à droite de l'orchestre, laisse échapper un soupir audible.Le regard rougi de fatigue, de fureur et sans doute de whisky bradé de Michel Laplanche se braque sur lui . Le silence est très épais.
Cette manie de crier en anglais à chaque sursaut de colère, Boniface s'en exaspère depuis bientôt douze ans. Il faut avouer que quand on est triangle dans un orchestre, aussi "famous" soit-il, on le temps d'observer et de s'amuser des petits travers de chacun : Emmeline nettoie consencieusement sous tous les ongles de sa man droite avec l' index de sa main gauche , puis ceux de la main gauche avec le droit, bien sûr ; avant chaque lever de rideau, Robin a le nez tourné vers le plafond et renifle, même quand il n'est pas enrhumé ; Sigrid joue dès que possible avec les plumes du boa qu'elle insiste à porter hiver comme été...Et il y en a même un, au nom farfelu, qui fixe le moindre orteil nu avec une convoitise qui frise l'indécence. Bref, Boniface a du temps à revendre et la pupille dilatée de Michel Laplante n'est guère qu'une distraction de plus...
-BONIFACE !!!
La voix est tonitruante et pas franchement harmonieuse quand elle vocifère ce nom...
-Oui, Maestro répond Boniface d'un ton oscillant entre le dédain et l'ennui le plus profond.
-Pay attention ! Vous êtes complètement dans la lune ! Si samedi je n'entends pas le tintement de ce foutu triangle au moment voulu, je vous jure que vous me le paierez !
-Yes, Maestro.
Boniface est un peu ennuyé. Il n'aura pas le temps de réviser. On verra bien...
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Les violons s'emmêlent au piano, la contrebasse s'accorde à grand renfort de discordances, c'est samedi.
Boniface n'en mène pas large. Michel lui a postillonné dessus pendant vingt bonnes minutes pour lui rafraîchir la mémoire et a menacé de le trucider si le triangle sonne faux ou à un mauvais moment.
-Respire, Boniface! Respire!
Le concert commence. Boniface n'arrive plus à suivre . Il transpire. Se lance. Le triangle résonne dans un grand silence.
L'orchestre a repris, mais Boniface n'entend rien. Il a subitement envie de tout plaquer là, et s'il ne le fait pas c'est beaucoup à cause de la soliste qui lui a fait un sourire renversant...
Le concert continue. Boniface joue au hasard. Il s'amuse maintenant des yeux furibonds du type qui gesticule devant lui dans sa queue de pie.Il ne se sent plus solidaire de l'orchestre...Il a juste envie de rire.
Après les applaudissements nourris d'un public snobement mélomane,Boniface n'est pas étonné de se trouver convoqué dans la loge de Michel Laplanche qui a le sourire carnassier des mauvais jours.
Tout commence par un grand silence.
Un silence qui dure.
Un silence qui pèse.
Une éternité de silence...
-Du champagne, Boniface ? Du champagne pour fêter votre départ de l'orchestre?
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Quand il se remémore ce moment, Boniface a les idées qui se brouillent.Il y a comme un mixage de bourdonnements, rugissements, vibrations, une cacophonie inharmonieuse de barython , de ténor, puis de fausset, de castrat, un récitatif devenu rauque , plaintif,jusqu'à s'éteindre dans un soupir.
Boniface se retrouve tout tremblant, le triangle tordu et ensanglanté dans une main.Le chef, allongé à ses pieds, gémit lamentablement en crachant un peu de sang mousseux et de morve.Alors, Boniface le piétine violemment jusqu'à ce que l'autre cesse enfin de geindre. Définitivement.
Un silence bienheureux s'installe. Tout est enfin paisible dans ce théâtre désert. Boniface goûte la solennité du lieu qui semble lui appartenir maintenant, il retrouve sa dignité.
Satisfait, il soupire, s'étire comme un félin , rêve d'écouter le doux tintement de son cher triangle, son complice fidèle depuis le conservatoire...Encore un peu tremblant, il frappe doucement son instrument avec la baguette d'acier fuselé. Seul un malheureux bourdonnement terne et sourd tremblote dans l'air pour retomber aussitôt.Dépité, Boniface observe un moment l'objet faussé par les coups en enchaînant des grimaces de contrariété , puis le range dans son sac posé sur le sol du couloir. Toute une carrière avec ce même triangle!!!Non, il ne le remplacera pas, il le réparera, ils continueront ensemble. Tout cela à cause de...
C'est à ce moment-là qu'il réalise ce qu'il vient de faire : tuer un homme ! Ca, il ne l'a jamais voulu...Enfin, presque...
L'oreille aux aguets,il parcourt l'opéra à pas légers pour s'assurer que la voie est réellement libre. Désert total. Même le concierge est parti. Quel pilier de bar, celui-là!
Il attend un moment , puis se décide à traîner le corps hors de la salle. Le chef était corpulent, pourtant il glisse facilement sur le sol...La descente des escaliers, bien que monophonique, se fait allegro, andante; pour Boniface, c'est une véritable musicothérapie qui lui rend sa légèreté. Plus de bémol dans sa vie.Le corps roule sur les marches et attérit dans un fracas wagnérien. Boniface se sent heureux, simplement heureux.Il n'at jamais connu de final aussi sublime.
Glisser le Maestro dans une tranchée profonde où le béton le recouvrira demain est une opportunité: vive les rénovations en cours . Incident clos.
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Clos ? Quand même pas tout à fait : il reste le problème du triangle enroué , et cela, c' est grave .
Boniface en veut au chef d'avoir eu la tête si dure ,mais le mal est fait, son précieux instrument est déformé, faussé...
L'emmener chez un spécialiste ? Mais si celui-ci pose des questions, que lui répondre ? Boniface, un peu inquiet quand même, estime qu'un homicide non prémédité doit bien valoir cinq ans ferme. Ne pas donner le moindre soupçon...Une seule solution: se débrouiller seul. Tout musicien expérimenté comme lui sait cet instrument est conçu de façon purement mathématique. Il faut rendre à chaque côté son exacte rectitude , respecter les angles...
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Au chomage technique à cause de la disparition du chef, Boniface se met à étudier fébrilement la géométrie,la physique, la mécanique,se lie d'amitié (intéressée) avec un forgeron afin de réussir son projet : faire que la barre métallique de section circulaire soit parfaitement pliée, que le cher triangle retrouve son vibrato, sa voix cristalline et sa puissance charmeuse, que le vilain accident dont il a été la plus grande victime ne soit plus qu'un mauvais souvenir.
La motivation étant un puissant soutien, le triangle retrouve vite sa voix
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Peu à peu, Boniface prend goût au travail du métal , si bien qu'il décide de faire une formation pour devenir forgeron afin de se vouer à sa nouvelle passion : créer des triangles de toutes les tailles, avec des modulations nouvelles, une musicalité exceptionnelle, des intonations pleines de sensibilité et de nuances .
Bientôt, il connaît une gloire internationale, les commandes affluent, il devient riche, les plus belles musiciennes le trouvent beau et s'offrent à lui .Elles s'extasient devant les concertos pour triangles qu'il compose et qui se jouent dans le monde entier
Quant à Michel Laplanche, il ne sera jamais retrouvéé. Tout le monde suppose qu'il a fugué avec le premier violon dont le mari venait juste de découvrir la liaison avec le "Maestro".
Ainsi va la vie. Finalement, elle est juste.
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