Le-Bonheur-des-Mots

    Attendre, encore attendre ! Blanche n'en peut plus...Cigarette écrasée dans des sachets de thé impavides...Doigts jaunis qui tremblent comme ceux d'une vieille alcoolique ...Encore une fois...Forcément, il ne viendra pas, il ne viendra plus, elle le sait intuitivement mais elle veut tirer encore quelques bouffées de fumée pour suspendre le temps...Garsha arrivera peut-être ?

    Habituellement, elle le sent surgir silencieusement derrière elle et déposer un baiser léger sur le sommet de son crâne. Il rit  du sursaut qui ponctue ce moment accompagné d'un cri de surprise un peu rauque .

    Jusqu'à quand attendre ?

    "Kalinka...", lui chantait-il à l'oreille.

    Là, une bouffée d'émotion serre la gorge de Blanche qui libère ses larmes.

    Malgré le froid, elle se colle à la vitre , essuie la buée avec son écharpe pour regarder dehors Nulle silhouette sinon celles des pins à perte de vue sur fond de nuages cotonneux. On peut y retrouver des images de leur première rencontre, la forêt enneigée de Sibérie traversée dans le même compartiment pendant plusieurs jours. Peu de mots seront échangés bien que Garsha parlât français, mais un regard bleu posé sur elle avec beaucoup de douceur.

    Quand Blanche  comprit que ce regard lui devenait nécessaire pour se sentir tout à fait vivante, elle osa y plonger le sien et ils avaient passé ainsi de longs moments silencieux et complices. Rarement, ils échangeaient une phrase , elle les inondait d'un bonheur naïf et disproportionné...

                    "Sol craquelait

                    de l'onde assoiffé  et crisse

                     en ocre sous les pieds"

Totalement subjuguée, Blanche se laissait porter par les haïkus approximatifs que Garsha s'était mis à improviser au fil des paysages et cela enchanta les deux derniers jours de leur voyage.

    Un homme fait sursauter Blanche et la ramène au présent. Vaguement, son visage lui rappelle quelqu'un bien qu'elle ne puisse l'identifier.

-"Wisky ? Xéres ? Yuzu ?"

Zen mais insistant, installé d'emblée à sa table,il semble vraiment décidé à lui offrir une consommation, et juste parmi celles  qu'elle aime, en plus ! A ce moment, Blanche réalise qu'elle est depuis très longtemps assise dans ce bar. Bien que l'homme paraisse bienveillant, elle veut se lever mais il pose une grande main bien solide sur la sienne pour la retenir.Le parfum de beurre de karité qui s'en dégage lui est vaguement familière. La vieille femme frissonne, elle a un peu peur.

-"Désirez-vous une cigarette ?"propose-t-il avec un sourire .

Elle ne refuse jamais de fumer et acquiesce d'un mouvement de tête. Frileusement , elle s'enveloppe dans sa cape en observant silencieusement l'inconnu.

"- Gare à toi, se dit-elle , gare à toi !Honte à lui ! Il veut quoi, ce jeune , il veut quoi ?

-J'attends mon mari, dit-elle avec assurance" et à ce même moment, elle croit entendre le coassement du corbeau qui traverse le ciel de ses souvenirs, ajoutant encore à son malaise.

-Kidnappée! Je me sens kidnappée et je n'aime pas ça !"

Le temps d'un silence, d'une cigarette, d'une boisson...L'homme s'agite un peu , de plus en plus maussade.

"-Maintenant, ça suffit ! grogne-t-il , comme à regret . Ne triche plus !Ou tu acceptes la situation et tu arrêtes de fuguer, ou je suis obligé de te mettre dans un EPAHD ! Papa est mort, maman! Quand voudras-tu en tenir compte ! Rien ne le fera revenir ... S'il te plaît, viens maintenant ! Tu as beaucoup marché pour arriver jusqu'ici ! Une fois de plus et je capitule ! Viens à la maison...

-Wagner, tu te rappelles comme il aimait Wagner ? demande-t-elle d'une voix un peu enrouée

-Xavier Depraz aussi ! Yes !

-Zestes de bonheur...Il appelait ça des "zestes de bonheur" quand nous les écoutions ensemble"

Blanche tremble, fragile et vaincue. Elle se laisse aller contre son fils. Maintenant, elle le reconnaît vraiment. Ses bras sont apaisants, presque autant que ceux de son père.

-"Heureusement que je sais où te retrouver, lui dit-il. Mais pourquoi viens-tu spécialement ici ?

-Je ne sais pas!" lui ment-elle, en ressentant encore, dans ce cadre presque inchangé depuis un demi siècle, le premier baiser de Garsha.