Le chat du mont Fuji (Amandine)
Le chat du mont Fuji
An 3 de ma nouvelle vie et je n’ai toujours pas arrêté de fumer. Belliqueusement, je tire une dernière fois sur ma cigarette avant de l’écraser, non sans animosité, sur le sachet de thé desséché dans le cendrier. Comme il est plus simple de bousiller l’objet de ma faiblesse plutôt que de culpabiliser ! Demain, j’arrête. Evidement, Caïus est encore venu roder cette nuit. Frère ennemi de mon isolement, tu auras trouvé mon offrande de tripes de lapin. Garde-moi toujours de la folie en oubliant sur ton passage les empreintes potaches de tes nobles pas, paiement de ta pitance, témoignage de cet autre qui n’est pas moi. Heureuse et redoutable compagnie. Ici je ne suis qu’un invité des bois, à peine toléré par la faune puisque la forêt m’accepte.
Je regarde au loin les restes de la ville de Tokyo. Kyoto ne peut prétendre à pareils vestiges, mausolée nihiliste du passé, désert stérilisé par la main de l’homme. Les cerisiers, seuls survivants de Tokyo, y sont probablement en fleurs, en fleurs sous la neige. Monde renversé par la folie des hommes où le pétale et le flocon se confondent. Nature fabuleuse qui reconstruit et festonne de ses beautés le carnage des destructions humaines.
On agite ma ligne pour me ramener au présent. Pris de frénésie, je tire de mon trou de glace une carpe koï à moitié endormie. Quel festin ce sera ! Rayon de lune gelé, endormi sans reflet, sur un lac insondable. Succulent diner aux chandelles pour ce soir, en tête à tête avec ma belle veilleuse blonde et peut-être, s’il n’est point mal léché, Caïus, mon frère.
Tsukinowaguma, l’ours à cercle de lune, viendra aussi chercher la compagnie des rayons gelés de sa mère. Un jour, il a traversé les eaux depuis l’île d’Honshu et, nuit après nuit, sur la terre dévasté par les bpombes humaines, il a cheminé avec moi jusqu’au flanc enneigé du mont Fuji. Voilà déjà trois ans, trois ans que le monde des hommes n’existe plus, trois ans de règne du chaos.
Wizzzzzzz, c’est le bruit du vent qui balaye le lac gelé et fait cliqueter les perles de bois à l’entrée de ma hutte. Xylophone et flûte dans les cimes de pins, le vent musicien donne un concert ce soir pour accompagner mon festin. Y sont sommés tous les habitants de la forêt, auditoire captif. Zone de confinement dans mon antre et je pense à Caïus, quelque part, dans le blizzard.
Autour de mon feu, je suis seul, comme lui, mais dans mon auge se ratatinent les dernières pommes de mes réserves et ma hutte prend des airs de sauna à la compote. Bonheur simple d’être au chaud et bien nourri quand dehors le froid a tout enseveli. Celui qui n’a plus rien se contente de tout. Dés lors, je suis un prince ce soir.
Emporté par l’ivresse de cette simple perpétuation de mon être, je me roule une cigarette que j’agrémente de quelques champignons séchés, promesse d’une nuit de délires. Femmes nues dans les ondulations de la fumée, chocolat et miel en fontaines, téléphone qui sonne – c’est ma soeur, puis Caïus qui grogne au bout de la ligne – chat qui miaule et se coule contre moi pour des caresses. Gentiment, je le cajole, même si j’aurais préféré qu’une femme soit l’objet de cette rêverie.
Horrible matin sous ma toile gelé où le feu s’est éteint. Invisible pic-vert qui me castagne la tête tandis que j’entreprends de ranimer les flammes, à moitié enseveli sous mon tas de vieilles couvertures. Jusque là, je ne remarque rien, et pourtant, un poids pèse sur mes genoux. Kilos du chat évadé de mes rêves.
Lorsqu’enfin j’admets sa réelle présence, je m’en sens bouleversé jusqu’au tréfonds de mon âme.
« Minou, d’où viens-tu, gras comme tu es ? Ne vas-tu pas me mordre, me griffer, comme un animal sauvage ? Ou aurais-tu un maître pour être encore si bien apprivoisé ? »
Pris de vertige à cette idée, je me lève et le chat miaule avec indignation. Quelqu’un, un autre, autre que le Tsukinowaguma, vit non loin de moi. Rien, je ne veux rien en savoir, rien qui foute en l’air mes trois ans de solitude.
« Saleté de chat, rentre chez toi ! ai-je envie de lui ordonner en lui flanquant un coup de pied au derrière mais, sonné, tout autant horrifié qu’émerveillé, je chois à nouveau sur mon séant. »
Tendrement, l’animal revient se blottir contre moi en ronronnant de plaisir.
Un appel, au loin, encore incompréhensible. Vivement, je me rhabille décemment, les usages du monde civilisé se rappelant à ma mémoire.
« Waku, Waku ! crie la voix d’une femme. »
Xénophobie, c’est exactement ce que je ressens à l’idée de cette femme, cette étrangère, cette humaine qui s’apprête à fouler le seuil de mon royaume animal.
« Y a quelqu’un ? demanda-t-elle avec de la peur dans la voix. »
Zigzagant entre ma gamelle, l’âtre et mes jambes, le chat se faufile hors de chez moi.
« Antoine, tu es là ? insiste la voix qui appartient à la main qui tire le rideau de mon lit. Bon, tu viens manger ? Ça fait trois heures qu’on t’attend avec les enfants. »
Deux fois, je cligne des yeux face au spectacle de cette femme, ma femme, tenant notre chat dans ses bras. Embrassant la tête de ce voleur d’épouse.
« Femme, n’as-tu pas honte de venir ainsi me distraire en pleine retraite sur le mont Fuji ? fis-je, sur-jouant l’homme outré. »
« Grandement honte mais j’ai fait de la compote de pommes pour le dessert. »
« Ho, c’est ça qui sentait si bon ! »
Indifféremment, j’abandonne notre lit et l’écriture de mon dernier roman.
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