Le-Bonheur-des-Mots

Le-Bonheur-des-Mots

OSMOSE (Bastian)

  • Osmose

    Il s'appelait Léo. Je le voyais tous les mardis et tous les jeudis. Nous fuyions tous les deux nos

    responsabilités. Je n'allais pas en cours et lui s'échappait de ses obligations, du moins c'est ce que je

    pensais. Au début nous ne nous parlions pas, moi je venais pour écrire et lui s'installait pour lire.

    Nous nous tenions compagnie, en quelque sorte. De part et d'autre d'un fusain d'Europe.

    Un jour que je déambulais dans les rues du village, je rencontrai Rosalie, la soi-disant pocharde du

    coin. Elle qui comprenait tout me suggéra : « Je connais un lieu très sympa pour que tu sois au

    calme. C'est dans la forêt de Raineude, pour y aller, tu dois suivre le chemin principal, tu entendras

    le murmure d'un cours d'eau, tu longeras le côté droit de l'allée en terre. Tu finiras par trouver un

    petit sentier. Tu marcheras et enfin tu pourras voir frétiller des truites qui luisent sous les rayons de

    lumière. En traversant le ruisseau, fais bien attention à ne pas tomber, je connais ta maladresse, tu

    pourrais glisser. Le sentier reprendra après les galets. Tu avanceras et arriveras au niveau d'un petit

    plateau où juste quelques fusains d'Europe poussent. Mais fais attention à la falaise, d'accord ? »

    Du coup j'y suis allé. J'ai fini par entendre l'eau. J'ai été surpris, à ce moment-là il y avait deux

    itinéraires et personne n'avait pris celui de droite. Je n'ai plus croisé qui que ce soit, seuls quelques

    oiseaux, écureuils, et autres rongeurs traversaient parfois et se laissaient voir. J'ai même perçu le

    chant des grenouilles. Le trajet a été sans embûche. J'avais souvent traversé ces bois à toute vitesse,

    avec mes écouteurs, la plupart du temps. Peut-être n'étais-je pas assez curieux … Je pense que

    c'était la première fois que je faisais vraiment attention à ce qui m'entourait.

    J'avais l'impression de redécouvrir des odeurs, des couleurs. Je percevais des sons qui m'étaient

    étrangers. J'entendais toujours les clapotis de l'eau et le bruissement des arbres. Des frissons

    parcouraient mon corps. Enfin j'arrivai au niveau du sentier que Rosalie m'avait décrit. J'y passais et

    j'observai ce qui m'entourait. Des lierres enlaçaient des arbres, la mousse humidifiait l'air et le sol

    m'avait paru plus souple. Des odeurs florales et sucrées chatouillaient mes narines, puis les senteurs

    de la terre finirent par s'imposer. J'ai aisément traversé le petit ruisseau grâce aux grandes pierres

    plates qui servaient de gué. J'ai dû longer le sentier pour arriver au fameux plateau. Là, quelques

    fusains d'Europe étalaient leurs branches. J'en choisis un, m'en approchai, le contournai et découvris

    un garçon. Il me regarda surpris. Puis il se décala, me laissant une place pour m'installer et

    murmura : « On est au bord de la falaise. »

    Nous sommes restés là toute la matinée, sans parler. Nous n'avons échangé aucun mot. Lui lisait,

    moi j'écrivais. Vers midi, je suis parti en lui faisant un signe.

    J'y suis retourné le jeudi, il était encore là, ma venue a paru l'intriguer. Il s'est poussé comme la

    fois précédente et a repris sa lecture. La matinée a filé à toute vitesse. J'ai pas mal écrit et lui a bien

    avancé son bouquin.

  • En partant je lui dis :

    « - Envers et contre tout ! »

    Je lui souris, il me regarda étonné. Puis je m’éloignais à toute vitesse pour au moins arriver à

    l'heure à mes cours de l'après-midi.

    Ainsi de suite, tous les mardis et tous les jeudis nous nous sommes retrouvés. Nous passions

    beaucoup de temps ensemble. Pendant quelques semaines nous n'avons pas beaucoup prononcé de

    mots. Juste des bonjours et des au-revoir. Rien de très intrusif. Nous sommes venus des jours de

    pluie, malgré la boue. Il a fait chaud, il y a eu du vent en trop. Avec le rhume des foins j'y suis allé,

    quand les feuilles sont mortes j'y suis allé. J'étais étonné que lui aussi soit toujours au rendez-vous.

    Nous avons de plus en plus échangé. Plus que ses titres ou mes quelques phrases. Il m'a fait parler

    de ma vie. Il avait mon âge, 18 ans. Nous avons beaucoup partagé. De longs moments, aussi

    importants pour moi que pour lui, je suppose.

    Ceci pendant presque un an. L'année la plus belle de ma vie. L'année la plus enrichissante aussi. Je

    lui conseillais des livres, lui m'aidait à trouver mes phrases. Je l'aidais à comprendre certains

    passages, lui m'inspirait. Tous les mardis et tous les jeudis nous nous retrouvions. Il arrivait toujours

    le premier. Et c'était toujours moi qui devait m'éclipser. Il ne lisait plus vraiment, j'écrivais de moins

    en moins, nous parlions.

    L'hiver nous avons continué de venir malgré le froid. Même si je n'entendais pas le courant je

    reconnaissais le chemin. Je portais un gros manteau. Il avait ri quand il m'avait vu dans ces

    vêtements. Il me souriait beaucoup mais j'avais remarqué en lui une certaine tristesse, il me faisait

    penser à moi.

    L'hiver est passé, nous nous sommes encore rapprochés. Puis le printemps est arrivé. Un mardi.

    Pas un mardi comme les autres. Pas un temps comme les autres. Pas un premier jour de printemps

    comme les autres.

    Ce jour-là, il y a eu de la brume. Bien plus épaisse que celle que nous avions l'habitude de voir.

    Elle avait baigné la ville dans une opacité sans précédent. Les transports ne fonctionnaient pas.

    Rester cloîtré chez soi, voilà ce que chaque habitant de mon village a fait. Cependant on était mardi.

    Je ne pouvais pas me permettre de manquer notre rendez-vous. C'était moi qui avais fait promettre à

    Léo de toujours nous retrouver. À cause du brouillard je n'arrivais plus à me repérer, je ne

    retrouvais pas mon chemin. Je crois que j'ai dû tâtonner une bonne heure. Je ne comprenais pas

    pourquoi j'étais aussi perdu. Peut-être à cause de mon stress … Et moins je trouvais, plus je

    m'énervais.

    J'ai fini par abandonner, me disant que Léo serait sûrement resté chez lui. Logique.

    Le jeudi, j'y suis retourné. Léo n'était pas là. Je suis resté toute la journée à l'attendre près du

    buisson. J'ai attendu un signe. Quelque chose. Pourquoi ne venait-il pas ? Oui je sais bien que j'ai


  • trahi notre promesse ! Mais il pourrait comprendre non ? Pourquoi n'était-il pas là ? Il m'en veut

    c'est ça ? Il va me pardonner quand même … J'espère que mardi il sera là … De plus pourquoi suis-

    je autant touché. On ne se connaît pas tant que ça quand même … Je ne comprenais pas mes

    sentiments.

    Je suis rentré avec la boule au ventre et une énorme sensation de manque. Je voulais voir Léo …

    Pour rien spécialement mais … Je voulais voir son sourire.

    Mardi j'y suis de nouveau allé. Et je savais tout. Léo était mort. Il était venu, était tombé de la

    falaise.

    Je m'étais bien dit qu'il était bizarre c'est vrai. Mais je n'aurais jamais imaginé cela …

    Le mardi de brume, un homme s'était perdu en forêt. En trébuchant il était tombé sur un corps, il

    avait appelé la police, et suite à une analyse des restes, on avait trouvé son origine. C'était celui d’un

    garçon qui avait disparu 10 années auparavant et qui n'avait jamais été retrouvé jusqu'à ce jour.

    Au début je n'ai pas compris, normal, me direz-vous. Mais quand j'ai vu une photo dans le journal,

    je suis devenu fou. Léo, trait pour trait. C'est là que j'ai réalisé que ce que j'éprouvais pour lui

    dépassait le stade de la simple amitié. Un énorme manque s'était créé. Un vide. Plus jamais je ne le

    verrais …

    Je me suis assis à ma place, j'ai contemplé la sienne.

    Jamais il ne reviendra … Son fantôme a dû remonter maintenant qu'il peut reposer en paix. Il doit

    être apaisé …

    Il n'avait sûrement pas fait attention. On était tellement près de la falaise … J'aurais également pu

    tomber. Mais nos moments ensemble avaient été l'arbre qui cachait la forêt. Moi aussi j'avais oublié

    le danger. Mes sentiments sont passés avant ma propre sécurité …

    Il m'a tellement inspiré, il a tellement influé sur ma vie. Grâce à lui j'ai pu finir un roman, il allait

    même être publié. Je comptais justement lui annoncer … Je voulais que mon livre puisse lui plaire.

    Que notre livre puisse lui plaire. On l'a quasiment écrit ensemble … Sans lui jamais je n'aurais pu

    atteindre ce stade … Comment renoncer à partager cette réussite avec lui. Je veux qu'il soit là. Je

    veux l'entendre rire. Je veux le voir me sourire. Je veux le serrer dans mes bras … Je veux

    seulement toucher son visage. Je veux simplement le contempler pendant des heures …

    Avant de partir, je remarque une petite plante à sa place. Il me semble que c'est une pousse de

    fusain.

 



03/07/2018
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