Le-Bonheur-des-Mots

Le-Bonheur-des-Mots

VIVRE (Bernadette)

 

Vivre

 

Agacé, Baroud écrasa sa cigarette dans le cendrier d’un geste compulsif. Bien évidemment, Agatha y avait déposé son sachet de thé usagé, à présent froid. Cette femme allait le rendre fou. Décidemment, cette journée était compliquée. Et Baroud savait déjà qu’elle n’allait pas se simplifier. Fermée à double tours, la porte de leur cachette le narguait. Gardant ses pensées pour elle, Agatha n’était pas plus accessible. Hésitant, Baroud fit un pas dans l’unique pièce, détaillant avec lassitude le mobilier qu’il connaissait déjà par cœur : une table basse devant un canapé défoncé en face de la porte, un frigo minuscule faisant un boucan d’enfer dans le coin à droite, et une salle de bain à gauche, séparée du reste de la pièce par un rideau à l’ourlet moisi. Ils avaient déroulés la veille leurs deux sacs de couchage à l’opposé l’un de l’autre. Jurant dans sa barbe, devenue aussi épaisse qu’un buisson de ronce, Baroud entreprit de ranger le sien pour le rattacher sur son sac à dos. Ketchup et moutarde trainaient sur la table basse depuis la veille, entre le cendrier plein et l’ordinateur portable de Baroud, ouvert sur la carte des environs. L’endroit où ils avaient rendez vous le soir même n’était qu’à quelques blocs mais, avec le couvre-feu, on n’était jamais trop prudent. Même vêtu de noir, il était facile pour la milice de les repérer, armés de leur torche puissant, qui révélaient la moindre ombre mouvant dans les ruelles désertes. Ne prêtant aucune attention au nœud qui se resserrait dans son estomac à cette simple idée, Baroud se rassit en soupirant. Occupée à dieu seul savait quoi derrière le rideau, Agatha semblait à mille lieues de ces pensées angoissantes. Pensées qui ne le quittaient plus depuis qu’il avait appris la nouvelle de la naissance, trois jours plus tôt. Quand il n’avait pas encore peur de mourir, Baroud accomplissait ses missions sans aucun remord ni sentiment, rien ne le retenait de faire ce qu’il avait à faire. Rétrospectivement, cette époque était bien plus simple pour lui. Si la mission de ce soir réussissait, il avait décidé que ce serait la dernière.

Tandis que le jour baissait, Baroud continuait à mettre en place les derniers détails de leur sortie. Uniquement concentré sur le nettoyage de son arme, il n’entendit pas les bruits de pas, qui se rapprochaient de leur porte, étouffés par la moquette crasseuse du couloir. Vacant toujours à ses mystérieuses occupations, Agatha ne put rien faire pour l’aider lorsque, soudain, dans une déflagration à lui exploser les tympans, la porte se fracassa vers l’intérieur de la pièce et, aussitôt éjectée de ses gonds, rebondit sur le mur d’en face, à l’endroit exact où Baroud était assis un instant auparavant.

« - Whisky ! Xérès ?! YAOURT !!! »

Zapant d’un canal à l’autre sur son talkie walkie, étalé sur la moquette, Baroud essayait en vain de se rappeler de ce stupide code de procédure d’urgence, qui avait changé le jour même. Abasourdi par la tournure que prenaient brutalement les évènements, perdant son calme à la vitesse d’un torrent dévalent un flanc de montagne, Baroud devina, à travers le sang qui lui coulait dans les yeux, une paire de bottes à crampons qui s’approchait de son visage. Bannissant la peur qui menaçait de le submerger, il réussit à saisir la clef usb et à la glisser dans sa poche avant que la botte ne vole vers son crâne comme un boulet de canon, le plongeant dans le noir.

Clapotant près de lui, une fontaine japonaise rythmait le silence assourdissant de ses tac-tac répétitifs. Délaissant sa conscience encore un bref instant, Baroud prit une inspiration lente, tentant de se rappeler une flagrance qui lui donnerait la force de continuer : penchant la tête sur celle de son enfant, l’odeur de bébé dans la douceur ensoleillée de l’après midi l’envahit complètement, lui laissant un sentiment de plénitude - autant qu’il était possible dans sa situation. En s’efforçant de revenir à la réalité, Baroud se raccrocha au goût du sang dans sa bouche et au bruit mécanique de la fontaine. Feignant une immobilité toute relative, il prit peu à peu conscience qu’il était attaché à une chaise, les bras douloureusement tendus vers l’arrière et les chevilles comprimées par des cordes. Gamberger n’étant pas vraiment dans sa nature, il finit par relever la tête pour tenter de visualiser l’endroit où on l’avait emmené. Hasardant un regard autour de lui, un mouvement retint son attention dans son champ de vision. Isolée devant une large baie vitrée, une silhouette l’observait silencieusement, raide, les mains dans le dos. Jugeant que, dans sa position actuelle, il ne risquait pas de se compromettre plus qu’il ne l’était déjà, Baroud se racla la gorge pour parler, mais une voix féminine le devança.

« Kamikaze ? »

La question n’avait rien d’ambigu, et Baroud sentait qu’il n’y aurait pas de mots inutiles dans cette conversation. Mobilisant toutes ses forces pour conserver un visage impassible, Baroud hocha simplement la tête. Nier l’évidence ne servirait à rien. Oppressé par l’idée de ce qu’il avait à faire, Baroud se concentra sur le visage hypothétique de son fils qu’il n’avait jamais rencontré. Pour qu’il atteigne son objectif, il devait s’assurer qu’ils étaient seuls dans la pièce… Quand elle fit un pas en avant, entrant dans la lumière qui révéla son visage, il déglutit péniblement : Agatha se tenait devant lui, un couteau dans la main, les traits tendus, une expression meurtrière dans les yeux.

« Rassure-toi », dit-elle dans un murmure en se penchant vers lui, « ils ne t’ont pas encore fouillé ».

Sentant que c’était le moment ou jamais pour tenter quelque chose, Baroud banda tous ses muscles, et donna un grand coup de tête dans le front de sa complice, qui s’effondra à ses pieds, non sans lui avoir jeté un regard effaré. Tout se jouait maintenant : trahir Agatha dans son double jeu risqué pour s’évader seul, c’était ce qu’il y avait de plus dur à faire. Utilisant la lame qu’il avait glissé dans sa manche pour trancher rapidement ses liens, Baroud réussit à se libérer complètement au moment où deux de ses kidnappeurs entraient en trombe dans la pièce. Visiblement stupéfaits, leur instant d’hésitation permis à Baroud de saisir la poignée de la porte et de sortir. Warning allumés pour le guider dans la nuit, une voiture l’attendait à quelques dizaines de mètres. Xénie, la sœur de Baroud, était au volant comme prévu, les traits tendus, manifestement partagée entre l’angoisse la plus extrême et la détermination la plus farouche. Yoyo émotionnel, elle savait pourtant que Baroud n’avait qu’elle aujourd’hui, et elle tenait le coup, les mains convulsivement agrippées au volant. Zébrant brutalement le ciel, un éclair illumina la nuit, éclairant le paysage un bref instant : ils étaient tout près du cimetière, celui qui longeait les falaises, rappelant curieusement un scénario de film d’épouvante où le héros se suicide en se jetant dans le vide à la fin du film. A la différence près que, dans ce scénario là, Baroud ne comptait pas du tout mourir ! Bâti comme une armoire à glace, l’un de ses poursuivants attrapa sa chemise au moment où Baroud ouvrait la portière côté passager. Couinant de terreur, Xénie donna un léger coup de pied sur l’accélérateur, faisant bondir en avant le véhicule et Baroud toujours accroché à la poignée. Débarrassé de son agresseur par un grand coup de coude dirigé avec précision dans son plexus, Baroud sauta enfin dans la jeep, dont les pneus crissèrent bruyamment avant de prendre de la vitesse. Electrisée par l’action, Xénie fonça à tombeau ouvert sur la route mal bétonnée, laissant les falaises et le sinistre cimetière dans leur dos. Fébrilement, Baroud regarda dans le rétroviseur, mais ses inquiétudes étaient vaines : suivant ses consignes, Xénie avaient réussi à discrètement crever tous les pneus des voitures de leurs assaillants, qui se retrouvaient à pied pour une durée indéterminée. Gagné d’un indicible - et temporaire - soulagement, Baroud prit enfin le temps de regarder sa sœur, qu’il avait vu pour la dernière fois deux ans auparavant, avec au cœur un sentiment de joie simple, qu’il n’avait pas éprouvé depuis très longtemps. Haletant toujours, le visage couvert de sueur, de sang, et de poussière, il devait avoir l’air d’un échappé de l’asile – ce qui était presque le cas. Il se souvint soudain d’un détail, et, alarmé, fouilla fiévreusement ses propres poches de pantalon.

« Je l’ai ! »

Kaki à l’origine, son pantalon était à présent taché de sang et de terre, comportait quelques trous, et une des poches était à moitié déchirée ; celle de gauche étant néanmoins intacte, et la clef usb semblait n’avoir subit aucun dommage visible. Leur passe pour la liberté, voilà ce qu’il avait réussi à sauver de justesse des derniers évènements. Mesurant l’immense chance qui était la sienne, Baroud ébaucha un demi sourire, qui s’agrandit lorsqu’il tourna le regard vers Xénie, dont les yeux étaient toujours vissés sur la piste hasardeuse qui s’étalait devant eux.

 

N’ayant aucun doute sur le fait qu’il serait activement recherché à la fois par ses ennemis et ses allies, Baroud avait assuré sa fuite : les contacts et renseignements présents sur cette clef usb leur permettraient de disparaitre, Xénie, sa femme, son fils et lui-même, comme s’ils n’avaient jamais existé… Œuvre de plusieurs semaines d’un travail laborieux et périlleux de rassemblement d’informations et de mise au point d’un plan risqué à l’extrême, il savait depuis longtemps que cette mission serait la dernière. Personne ne devait savoir – à part sa sœur qu’il avait été obligé d’impliquer pour organiser sa fuite – qu’il allait disparaître, pour donner à sa famille l’avenir qu’elle méritait enfin, après des années de lutte. Quant il s’était engagé dans la résistance, dix ans plus tôt, il s’était dévoué corps et âme à leur cause, pour libérer le peuple. Resté par amour pour son pays, il abdiquait à présent par amour pour sa famille. Ses convictions, telles des fleurs de cerisiers, s’étaient lentement fanées, arômes envolées de justice, de liberté et de fraternité. Tout ce qui comptait à présent était au bout de cette route, caché dans une cabane en rondin : sa femme et son fils l’attendaient, et ils allaient enfin pouvoir vivre, sans courir, sans se cacher, sans avoir peur. Uniquement pour eux. Vivre.

 



12/05/2020
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