Le-Bonheur-des-Mots

Le-Bonheur-des-Mots

Hermine (Bernadette, dite Dadou)

 

 

Un oiseau traverse le ciel en traînant derrière lui un nuage. Le silence est immense, la ville, déserte. Hermine regarde passer l’oiseau d’un œil vitreux. La ville dort. Hermine vient de s’éveiller. Sa chevelure clairsemée aux reflets argentés s’étale comme une corolle de fleur autour de sa tête, et cascade sur ses épaules, telles les lianes bruissantes d’un saule pleureur. Un reste de filet de bave agrandit le petit sourire rêveur qui flotte sur sa bouche. D’un geste nonchalant devenu réflexe, elle presse le tube de gel hydroalcoolique et se frotte frénétiquement les mains. La journée peut commencer.

Cela dit, il est déjà 14h36.

Hermine se sent légère, comme un muffin dans lequel on aurait mis trop de levure. Mais peut-être est-ce du à la décoction de champignons dont elle a pris une bonne rasade avant de se coucher. Ce confinement, Hermine s’en souviendra longtemps. Les jours se ressemblent, distillant dans tout son être de petites parcelles de bonheur à l’état brut. Comme cette matinée entière pendant laquelle elle a regardé, des heures durant, les particules de poussière, inondées de lumière, naviguer dans sa chambre, dont les persiennes à demies closes laissaient pénétrer le soleil en zébrures. Ou bien cette fin de journée inoubliable, qu’elle a passé, debout devant le frigo entrouvert, à capter toutes les odeurs qui en provenaient, essence après essence. Mais peut-être, encore une fois, que cette décoction n’y était pas pour rien.

Hermine, d’un mouvement qu’on aurait pu déclarer langoureux sans les effets de la décoction, attrape sa souris d’ordinateur. L’écran s’illumine sur un texte, à l’origine très élaboré, mais pour l’instant brouillé par les vapeurs de champignons. Devant les yeux d’Hermine, le sujet d’éloigne du verbe… et le complément direct vient se poser quelque part dans le vide. D’ailleurs, aussi excentriquement qu’il est possible, la souris a maintenant des poils, et sa molette s’est divisée en deux pour devenir des oreilles duveteuses. Hermine écarquille les yeux. Elle a besoin d’une douche. Et de ralentir sur la décoction. Peut-être va-t-elle se remettre à la peinture. Si elle a le temps. L’odeur de térébenthine la calme. Elle connaît déjà son sujet : un petit rongeur à la fourrure grisonnante, aux formes évoquant délicieusement un outil informatique.

Hermine est une artiste, vous l’aurez compris. Elle écrit depuis ses huit ans, l’âge qu’elle avait lorsque sa mère est morte, à la suite d’une overdose de sels de bains. Son père, à l’époque, était déjà parti. Il avait fait sa valise, quelques années plus tôt, le jour de l’anniversaire d’Hermine ; comprenez, elle venait de faire ses trois ans, et une grande fille comme elle n’a pas besoin d’un papa, surtout lorsque celui-ci n’a d’autre passion dans sa vie que trouver la seule et unique orchidée qui manque à sa collection : la Bulbophyllum clipeibulbum. En plus, Zorro (la série) venait de s’arrêter, à cause d’un sinistre procès. Bref, le père d’Hermine n’avait plus aucune raison de faire de vieux os au sein du cocon familial.

Hermine a donc vécu quelques temps, brinquebalée d’une famille d’accueil à une autre, découvrant sans trop de conséquences les joies habituelles d’une petite fille sans figure paternelle et dont la mère a vraisemblablement succombé des suites de sa propre stupidité. Allant de pilules en cannabis, et en veillant à rester éloignée des sels de bains, Hermine a toujours réussi à prendre les choses du bon côté. Aussi, le jour où son roman de science fiction a percé, après un 73ème envoi à un 73ème éditeur (d’après ses calculs approximatifs), lui offrant une fugace célébrité, Hermine a su garder la tête sur les épaules. Bien sûr, le joint qu’elle avait fumé lui donnait plutôt la sensation inverse - mais, à bon entendeur, elle l’avait tout de même acheté en connaissance de cause.

Aujourd’hui, après être retombée dans l’anonymat le plus complet et avoir lu dans le journal people Closet « qu’il avait sacrément plu sur sa mercerie », Hermine reprend son stylo avec la nette ambition de se distinguer définitivement de ses niquedouilles de parents.

Elle écrit : « Un oiseau traverse le ciel en traînant un nuage derrière lui ».

Elle sait, comme une intuition venue du plus profond de ses tripes imbibées de fongus psychotonique, que cette phrase a un potentiel immensément grand.

 

 

                                                                     

                                               Bernadette (Dadou)

 



19/04/2020
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